
Couronné récemment de l’International Booker Prize, l’écrivain publie en cette rentrée littéraire un fascinant roman autour de l’esclavage. Nous sommes allés à sa rencontre à Pau.
Paris Match. “La porte du voyage sans retour” est-il le pendant inversé de “Frère d’âme” ? Puisque là, ce n’est plus le voyage d’un Sénégalais en France, mais d’un Français au Sénégal…
David Diop. Exactement. Ce qui me passionnait, c’était de faire le voyage inverse, de la France vers l’Afrique, avec un personnage, Michel Adanson, qui, en plus d’être un grand naturaliste, était philosophe. Il a participé aux tomes de l’“Encyclopédie” qui a fait connaître Diderot et d’Alembert. C’était un savant très reconnu, mais qui avait une sorte de folie en lui, car il voulait publier seul une encyclopédie du vivant en 120 tomes ! Moi, j’ai modifié le personnage, je lui ai fait renoncer à son grand œuvre au profit d’une vie cachée. Dans la réalité, il a espéré jusqu’à la fin de sa vie la faire éditer. En vain, il est devenu une “branche morte” de la botanique…
Où avez-vous déniché Michel Adanson ? Et pourquoi lui ?
Je suis chercheur, ma spécialité est la représentation de l’Afrique au XVIIIe siècle. Michel Adanson m’a frappé car c’est le premier voyageur savant à y être allé. Les autres étaient des commerçants… et pour dire les choses plus crûment, des négriers. Je suis tombé il y a quinze ans sur le récit de voyage qu’Adanson a écrit après son retour du Sénégal. Il y apporte sa dimension originale de scientifique et de botaniste. C’est alors un jeune homme de 23 ans qui, dans sa démarche expérimentale, teste la nourriture mais apprend aussi la langue locale.
C’est sa curiosité inédite qui vous a intéressé ?
Oui, même si elle était intéressée. Comme il est botaniste, et qu’une carrière d’académicien s’ouvre à lui, il a besoin d’avoir des informations nouvelles par rapport à ses concurrents, comme Linné. Il s’est vite rendu compte que, dans certaines tribus, il y avait des hommes et des femmes qui connaissaient les vertus des plantes et maîtrisaient la pharmacopée. Il était ethnologue avant l’heure. Il a d’ailleurs transcrit des contes et légendes dans son dictionnaire français-wolof. Dans ses brouillons retrouvés au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, il dit aussi du wolof que c’est une langue magnifique, douce… D’autres petits textes suggèrent qu’il est tombé amoureux d’une femme.
Dans votre livre, l’esclavage n’apparaît qu’en creux. Pourquoi ne pas l’avoir abordé de front ?
J’ai écrit un roman d’aventures, d’amour impossible, et je voulais confronter ces philosophes, qui partageaient tous ces grands idéaux des Lumières, à une période où l’esclavage bat son plein. Il y en a, comme Diderot, qui s’insurgeaient contre l’esclavage. Chez Michel Adanson, c’est beaucoup plus ambigu. Dans son récit de voyage, qui l’a fait considérer comme “négrophile”, il écrit qu’“avec un peu d’études, les nègres feraient d’excellents astronomes”. Certes, il ne considérait pas les Africains comme des sauvages, mais on voit bien que c’était un homme de son temps, partagé entre des idées très généreuses et ses préjugés.
Vous utilisez le mot “nègre” dans sa bouche. À l’époque, il n’avait pas encore de connotation raciste ?
Pas encore, mais ça commence. Ce qui va rendre le mot intolérable, c’est qu’on va l’associer à l’esclavage. Cette collusion va peu à peu être vue comme une marque de mépris, une tache qu’il faut laver en séparant les mots “noir” et “nègre”. Mais ce n’est pas le cas de Michel Adanson, qui écrit que “les nègres ne sont pas aussi sauvages et incultes” qu’il l’imaginait. Pour lui, le mot n’est absolument pas péjoratif.
Ce n’est donc ni un héros pur ni un salaud ?
Je ne le range ni dans un camp ni dans un autre. C’est un homme très complexe : il a quand même recommandé plus tard l’esclavage, tout en expliquant qu’il serait plus rentable de laisser les Africains chez eux plutôt que de les envoyer aux Antilles. Ce qui est extraordinaire avec la littérature, c’est qu’elle permet d’expliciter l’ambiguïté, de mettre en valeur la complexité du monde et d’éviter d’entrer dans les polémiques qui chaque fois schématisent. Quand on est historien, on envisage toujours les choses par masse, par millions. Quand on sort une personne de ce million et qu’on s’y attache, alors ça change tout. La force de la littérature, c’est de s’extraire d’une vision d’ensemble.
D’où vient votre goût pour la littérature ? De votre enfance franco-africaine ?
Mes parents se sont rencontrés dans les années 1960, ils étaient tous deux étudiants à Paris… Mon père était inscrit en sciences sociales et faisait une thèse sur les syndicalistes au Sénégal, ma mère était philosophe. Quand mon père a trouvé un poste de DRH au port de Dakar, la famille a alors quitté Paris. J’avais 5 ans et j’ai vécu là-bas toute mon enfance et mon adolescence. Je suis revenu en France pour faire mes études supérieures.
À Dakar, étiez-vous considéré comme 100 % africain, ou bien étiez-vous vu comme français ?
En fait, tout est lié à la langue. Si vous parlez une langue autochtone, celle qui est pratiquée autour de vous, vous êtes tout de suite intégré ou, du moins, vous comprenez la manière dont les gens se comportent, leurs schémas de politesse et leur façon de voir le monde. Du coup, moi, j’étais assimilé, personne ne m’a jamais exclu de quoi que ce soit. Dans le milieu où j’évoluais, il n’y avait pas de manifestation de xénophobie, j’étais entouré de familles aimantes autant en France qu’au Sénégal. Ma mère était landaise d’origine, et mes grands-parents maternels, qui ont pourtant été élevés dans une période où il y avait une conception différente de l’empire colonial, nous ont toujours très bien accueillis.
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J’ai des sensibilités culturelles et je picore ce que j’aime : le crépitement d’un feu de cheminée en France ou l’odeur de l’eucalyptus au Sénégal
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Donc vous n’avez pas connu ce déchirement identitaire qu’éprouvent beaucoup de jeunes qui se sentent étrangers en France comme dans la patrie de leurs parents ? Ou qui revendiquent leurs racines d’origine ?
J’entends ceux qui disent “j’ai telle culture” mais, pour moi, ce n’est pas possible. Dans chaque culture, chaque individu fait ses choix et picore. Moi, j’ai des sensibilités culturelles. Je peux aimer le crépitement du feu de cheminée ici, en France, tout en adorant aller sur la côte au Sénégal pour entendre les gens discuter autour d’une tasse de thé, ou humer l’odeur d’eucalyptus. Mon identité ne passe pas par l’exclusion, c’est une chance.
Très tôt, vous vouliez être écrivain ?
Je ne me suis jamais imaginé écrivain, d’ailleurs très peu de gens le sont vraiment… J’ai pensé qu’il fallait me trouver un métier ; celui d’enseignant de littérature me plaisait. Ce n’est qu’après coup que je me suis dit que, dans cette activité très prenante, il fallait me trouver des moments où je pouvais écrire de la fiction. Mon premier livre, en 2012, a été un roman d’apprentissage, car je me suis rendu compte que je ne pouvais pas écrire directement sur l’ordinateur, comme pour mes publications scientifiques, mais à la main, sinon, il y a quelque chose qui me manque. Peut-être que ce geste remonte à l’époque où je faisais des rédactions ? Le flux, le rythme est différent. Et j’ai appris aussi que j’aime la contrainte, écrire dans les interstices de mon activité universitaire pour prendre du plaisir à voler du temps. Mais le vol est de plus en plus organisé : je suis passé de “Braquage à l’italienne” à “Ocean’s Eleven” !
Ce premier roman, “1889, l’attraction universelle”, racontait comment une délégation sénégalaise, venue de Saint-Louis pour contempler les merveilles de la science, se retrouvait malgré elle la vedette d’un spectacle de cirque. Vous vouliez déjà interroger le regard du Blanc sur l’Africain ?
Exactement. La grande Exposition universelle de 1889, c’était la construction d’un récit glorieux après la perte de l’Alsace et de la Lorraine. On était encore dans une époque où on bataillait ferme pour faire accepter à certains Français, surtout les socialistes, l’idée coloniale… C’était pour “l’instruction des Français”, leur montrer ce qu’étaient les colonies, les encourager à s’y rendre pour s’enrichir. Avec des images d’Épinal, des cartes postales, on justifiait l’infériorisation des autres peuples au nom de la mission civilisatrice.
L’universalisme, une fois tordu, est un excellent moyen d’oppression ?
Tout à fait. Les concepts d’universalité sont extrêmement généreux, mais ils ont aidé à construire un discours qui permettait d’avoir bonne conscience en exploitant les ressources et des populations. Le travail obligatoire, qu’avaient instauré les Français pour les Africains afin de construire leurs routes jusqu’aux ports de commerce, contraignait des villageois à abandonner leurs champs et désorganisait leur vie sociale. Et il n’a cessé qu’en 1947, c’est très récent !
Le retentissement international de “Frère d’âme” n’est-il pas dû aussi aux débats raciaux qui ont agité l’Amérique ? Barack Obama, qui place ce livre en tête de ses recommandations, comme le jury du Booker Prize ont sans doute été sensibles au fait que vous donniez la parole à un damné de l’Histoire ?
L’Histoire est écrite le plus souvent par les vainqueurs, et les vaincus n’ont pas voix au chapitre. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de faire entendre des voix qui se sont tues, qui n’ont pas pu exprimer leur sensibilité face à des drames. La littérature me permet d’imaginer ce qu’ont pu ressentir des gens très éloignés de moi.
Comme vous êtes franco-sénégalais, vous n’êtes pas “embedded”, vous pouvez voir les deux côtés ?
Mes deux sensibilités me permettent d’essayer de traduire des sentiments qui, dans le fond, sont universels. Comme l’amour, l’amitié, la souffrance, la capacité à affronter des choses horribles, à en réchapper. J’ai d’ailleurs reçu des lettres de Français qui m’ont beaucoup touché, dont celles d’une dame dont la grand-mère avait caché deux tirailleurs sénégalais. Mais les Allemands les ont trouvés et fusillés devant ses yeux et ceux de son fils, et elle a été déportée avec son mari. Ça, c’est une histoire partagée : ils ont rencontré ces tirailleurs, ils ont voulu les aider, considéré qu’ils ont défendu la France.
En trois livres, vous faites l’aller-retour, à des époques différentes, entre la France et le Sénégal, que ce soit le XVIIIe, le XIXe ou le XXe siècle. C’est le thème qui vous intéressera toujours ?
C’est surtout que, pendant cette époque-là, ces deux civilisations entrent en contact plus ou moins en douceur. C’est pour cela que je fais voyager des Sénégalais en France et des Français au Sénégal, pas seulement physiquement mais symboliquement. Je crée des personnages qui concilient les deux mondes. Il n’y a pas d’antagonisme en moi, ce qui est sans doute difficile à comprendre pour des Américains… Il ne faut pas avoir peur de dire qu’un Noir peut être un grand monstre, un grand assassin, tout comme un Blanc. À partir du moment où on se retient de le dire, on est dans une forme d’aliénation totale. On refuse d’entrer dans les nuances qui permettraient de nous écarter des préjugés. Il ne faut pas craindre d’affronter ce qu’ont pu faire des civilisations, les péchés de nos pères ne sont pas héréditaires.
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N’êtes-vous pas nostalgique de l’esprit des Lumières ? Aujourd’hui, on a l’impression que la curiosité pour l’autre n’est plus d’actualité ?
On a peut-être une vision biaisée de notre époque. Il y a des cycles où on a l’impression que les antagonismes s’accroissent, alors que, dans le fond, beaucoup de gens vivent tranquillement et ne sont pas pris dans ces polémiques. Moi, je ne crois pas qu’il y ait une sorte d’évolution, de progrès de l’humanité. À chaque époque, on a nos démons qui reviennent, mais aussi des gens qui, sans être des anges, sont curieux de l’autre, d’une grande altérité.
Ne craignez-vous pas à l’avenir qu’on fasse toujours référence à “Frère d’âme”, quoi que vous écriviez ?
Non, car pour moi, la littérature est le lieu par excellence de la liberté, et je ne vais pas écrire dix fois le même livre, je n’y prendrais aucun plaisir. Ce qui m’intéressera toujours, c’est d’explorer de nouveaux territoires. 
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