« Game of Thrones » : la reine des séries a 10 ans.

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Ce n’était pas une série, c’était une messe planétaire à laquelle chacun était prié d’assister sous peine d’excommunication sociale. Vif succès dès sa présentation sur HBO, le 17 avril 2011 (et dès le mois de juin, en France, sur OCS), Game of Thrones s’est rapidement érigée en incontournable, le Guerre et paix cathodique du XXIe siècle. Même la reine Elizabeth, groupie notoire de l’épopée tirée des romans de George R. R. Martin, s’était fendue en 2014 d’une visite sur les plateaux du tournage, à Belfast. Certes, en 2019, les adieux au monde de ce feuilleton monstre, jugés bâclés jusqu’à l’absurde, firent grincer bien des dents, voire signèrent un désamour critique brutal pour la saga de HBO, y compris dans les rangs des fidèles les plus fervents. Le temps seul nous dira si la polémique autour de la huitième et dernière saison de Game of Thrones gâchera sa postérité. Sortie ratée ou pas, OCS, diffuseur français exclusif de l’épopée, lui rendra en tout cas hommage sur son antenne le 17 avril, à travers une soirée spéciale de deux heures, animée par la journaliste Charlotte Blum : Game of Thrones : la série de la décennie.

Et avant que la fin de Game of Thrones ne déclenche autant de vindicte, quelle fièvre mondiale pour tout ce qui précéda ! Qu’est-ce qui a donc bien pu faire tilt à ce point  ? Au-delà d’une promesse d’hyperspectacle sans équivalent dans l’histoire de la télé, garanti par des budgets en constante inflation (15 millions de dollars par épisode pour l’ultime saison 8), pourquoi cette série, qui aurait pu n’être qu’un succès de niche, est-elle devenue l’alpha et l’oméga de la télévision contemporaine  ? Reprenons le phénomène à la racine. Proposition de fantasy fédératrice, Game of Thrones repose tout d’abord sur une volonté d’auteur : celle de Martin d’ancrer sa trame dans un univers médiéval crédible et «  réaliste  ». Contrairement au Seigneur des anneaux – auquel elle est souvent comparée, bien que les deux œuvres ne se ressemblent guère –, le surnaturel n’est ici introduit qu’au compte-gouttes, avant de s’épanouir dans une certaine limite. À la télé comme dans les livres (publiés depuis 1996 aux États-Unis et 1998 en France), Le Trône de fer se déroule dans le monde imaginaire de Westeros, où plusieurs dynasties se déchirent depuis des siècles pour asseoir leur joug sur le royaume des Sept Couronnes. Lannister, Stark, Baratheon, Targaryen, Tyrell et autres Greyjoy criblent les épisodes de mille intrigues ultra-addictives avec, en toile de fond, une ombre terrifiante : l’approche d’un hiver plus long et cruel que tous les précédents, porteur d’une invasion de morts-vivants venus du Nord, au-delà du Mur tenu par l’immémoriale Garde de nuit.

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Si elle a profité d’une démocratisation de la fantasy lancée par l’adaptation cinématographique du Seigneur des anneaux et de Harry PotterGame of Thrones s’est surtout hissée sur l’héritage de deux autres séries : la monumentale Rome (premier vrai blockbuster de HBO, en 2005) et la superculte Lost (2004), à laquelle elle emprunte la même logique d’interconnexion mystérieuse des personnages. «  Comme dans Lost, le récit de Game of Thrones mobilise les rouages de l’enquête, de l’énigme  », commente Nicolas Allard, professeur agrégé de lettres modernes et auteur de L’Univers impitoyable de Game of Thrones . «  Les scénaristes invitent en permanence le public à devenir le détective de l’histoire et incitent les internautes à échanger leurs informations.  » Les personnages n’étant, pour la plupart, ni foncièrement bons ni foncièrement mauvais, impossible de prédire avec certitude leur comportement. George R. R. Martin n’est néanmoins pas dénué à 100  % de sens moral et, dans son océan d’ambivalences, il concède quelques heureuses bouées de repérage à nos boussoles affolées : dans Game of Thrones, il y a aussi quelques salauds inexcusables qui connaîtront un sort atroce à la mesure de leur vilenie, tels les jubilatoires Joffrey Baratheon ou Ramsay Bolton.

Parfois violente jusqu’au sadisme, sexuellement très crue et libre, abordant les tabous de l’inceste et du cannibalisme, la série n’a pas pour autant effrayé des téléspectateurs aguerris par plusieurs années de chocs télévisuels préalables. Son pouvoir interactif, ses ambiguïtés morales et sa radicalité graphique sont ainsi tombés dans un parfait timing : «  Game of Thrones a capitalisé sur le passage à l’âge adulte de la série télé, marqué par le succès des antihéros immoraux comme ceux de Breaking Bad ou des Soprano. Et surtout, elle a profité d’une ère plus avancée du Web 2.0, celle des réseaux sociaux et du téléchargement illégal à haut débit qui ont décuplé l’effet cumulatif du buzz entre chaque saison, analyse Anne Besson, professeur de littérature comparée à l’université d’Artois. Les premiers articles sur le piratage de la série ont créé un effet boule de neige attirant toujours plus de monde. Plus qu’un film ou un livre, la réception des séries est un phénomène collectif, qui s’étend dans le temps et le quotidien des gens. Le succès appelle le succès et cette dimension collective et durable a profité à Game of Thrones.  » Les téléspectateurs toujours plus nombreux sont devenus obsédés par les «  spoilers  », ces révélations intempestives de points clés de l’intrigue. Les plus mordus fuyaient les réseaux sociaux comme la peste et se gardaient même d’aller à la machine à café (où de cruels collègues pouvaient sévir), tant qu’ils n’avaient pas visionné le dernier épisode en date. Le plus sûr étant, évidemment, de regarder les épisodes la nuit même suivant leur diffusion américaine (en France, grâce au replay, chaque segment était disponible dès 3 heures du matin sur OCS). «  À l’heure de la consommation mobile et éclatée de séries, Game of Thrones a réintroduit du synchronisme, un public massif regarde la série à peu près dans la même fenêtre pour éviter le spoiler  », souligne Anne Besson.

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La fantasy «  réaliste  » de Martin s’est par ailleurs teintée d’une dimension politique parfaitement intégrée par HBO dès la saison 1 : «  Toutes les intrigues de cour à Port-Réal, le fait que le noble Ned Stark soit la victime de ce jeu politique malsain confirme que, comme le dit lord Varys, ce monde n’est pas fait pour les vertueux, ajoute Nicolas Allard. Forcément, nos élus ont été séduits par cette prime à l’immoralité.  » Du mouvement espagnol Podemos, qui publie Les Leçons politiques de Game of Thrones, au député PS Eduardo Rihan Cypel, qui baptise «  Valar dohaeris  » («  Tous les hommes doivent servir  ») une tribune signée dans Libération, on ne compte plus les personnalités qui ont fait référence de près ou de loin à la série. Anne Besson replace aussi l’impact de Game of Thrones dans une actualité marquée par l’évolution du monde après le 11 septembre 2001 : «  Sa dimension géopolitique a séduit un public qui d’habitude regarde de haut la pop culture, surtout dans un contexte marqué par les évolutions du Moyen-Orient, les craintes terroristes, puis les printemps arabes. Toute la trame suivant la croisade libératrice de Daenerys auprès des peuples esclaves d’Essos, avec ces scènes de liesse de foules basanées, a trouvé un écho dans le réel. Les saisons suivantes ont pris en compte la complexité postrévolutionnaire, quand il s’agit de gérer les villes libérées.  »

Déconstruction de la fantasy idéaliste

Égratignée par une partie de la critique pour avoir justement reproduit le stéréotype de la libération des «  bons sauvages  » par une sauveuse de type occidental, Game of Thrones a fini par alimenter régulièrement les débats de société. Fait-elle l’apologie de la violence  ? Est-elle sexiste  ? «  Non, assure Justine Breton, docteur en littérature médiévale. Aucune autre fiction n’a proposé autant de personnages féminins forts, qui ne sont pas limités à des codes sexuels ni à leurs rapports à l’homme. La série fait aussi écho au mouvement des Femen quand, à travers les personnages des prostituées Rose et Shae, elle affirme que le pouvoir féminin passe aussi par le corps. C’est ce qu’enseigne Cersei Lannister à Sansa.  » Feuilleton caméléon investissable par tant de champs d’analyse, Game of Thrones a profondément réinventé la fantasy. Comme Sergio Leone avec sa déconstruction du western dans les années 1960, George R. R. Martin a débarrassé le genre de son idéalisme pour en offrir une vision supposée plus réaliste et en phase avec l’évolution d’un public réclamant une plus grande identification avec son univers d’évasion.

Et pourtant, comme le fait remarquer notre collaborateur William Blanc, auteur d’un essai dans l’ouvrage Game of Thrones, série noire, l’œuvre de Martin n’est paradoxalement pas beaucoup plus réaliste que celle de Tolkien, du moins en ce qui concerne son portrait de l’époque médiévale. L’auteur du Seigneur des anneaux était d’ailleurs bien meilleur médiéviste que celui du Trône de fer qui, pointe William Blanc, «  n’évoque quasiment pas de noms d’historiens ni de titres de livres d’histoire qui l’auraient inspiré  ». Simplement, à la vision romantique d’un Moyen Âge façon Thierry la Fronde, Game of Thrones préfère la représentation noire et boueuse héritée, notamment, du cinéma et en particulier de l’Excalibur de John Boorman. Les deux sont des fantasmes, mais la seconde correspond davantage au goût contemporain. Et c’est sans doute la clé du succès de la série : avoir su dépasser le cadre de la fantasy classique pour s’adresser à la société d’aujourd’hui dans son ensemble.

En infusant des éléments qui font écho à notre Histoire – ou à la vision qu’on en a – et en replaçant l’homme et le pragmatisme politique, plutôt que le surnaturel et l’héroïsme, au cœur de ce monde de chair et de sang, magnifié par les moyens colossaux de HBO, Game of Thrones s’est imposée comme une saga apte à parler de notre époque. Et dans laquelle celle-ci se reconnaît. Conclusion de Florence Lottin, directrice de collection chez Pygmalion, l’éditeur français de la saga : «  Les livres et la série sont à la fantasy ce que Le Meilleur des mondes ou 1984 étaient à la science-fiction : une approche universelle du genre, dans un monde proche du nôtre, où la nature humaine est incroyablement bien dessinée.  » Bref, un classique, même si, en 2019, la 8e et ultime saison, produite dans une relative précipitation au prix de plusieurs ellipses scénaristiques, a déclenché une nouvelle vague de controverse. Une tâche sur le glorieux CV d’une série qui a pourtant bel et bien régné sur la décennie 2010. Et dont HBO prépare déjà la succession à travers pas moins de trois fictions dérivées. Game of Thrones est morte, vive Game of Thrones !

Version réactualisée d’un article initialement publié dans le numéro Hors Série du Point Pop : Game of Thrones, mythes et origines.

 – Les 8 saisons de « Game of Thrones » sont disponibles en replay sur OCS. 

 – « Game of Thrones, la série de la décennie » : émission spéciale, le samedi 17 avril à 20 h 40 sur OCS.



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