
A l’âge où j’ai dévoré les aventures du capitaine Haddock, j’ignorais tout du poisson éponyme. Et même qu’il s’agissait du nom d’un poisson. Ça rimait avec les Shadoks, qui pompaient sur les écrans quelques années plus tôt, avec Sherlock (Holmes), que j’allais découvrir plus tard, avec les paddocks, que fréquentaient mes copines cavalières, bref ça sonnait british. Farfelu, bourru, malotru, le capitaine avait gagné toute ma sympathie, bien plus que son compère reporter. J’apprenais avec lui un tas d’insultes qui n’en étaient pas mais qui avaient un parfum d’exotisme, d’excentricité, d’irrévérence.
L’églefin en filet
De haddock dans mon assiette, je n’en ai connu que bien plus tard. Car, dans ma famille nombreuse, le poisson était certes régulièrement mis au menu, mais seulement sous forme de spécimens entiers, avec tête, nageoires et queue, que mon père rapportait fièrement les jours de marché. Nous découvrions ainsi la diversité des espèces au gré de la pêche et de l’arrivage du jour : lieu noir ou jaune, truite, cabillaud, congre, maigre, lingue, mulet, carrelet… Jamais de haddock, et pour cause, puisqu’il n’existe pas de « pied en cap ».
En anglais, le terme désigne bien une espèce de la famille des gadidés, l’églefin, cousin du cabillaud que l’on reconnaît à la tache noire qu’il présente sous la première nageoire dorsale. Mais ce que l’on appelle haddock, chez nous – et qui porte outre-Manche le nom de finnan haddie ou smoked haddock –, n’est que la chair de cet églefin vidé, étêté, fendu en deux, puis fumé. Une subtilité qui peut donner lieu à quelques méprises : dans un pub londonien, une de mes filles a renoncé à commander un fish & chips car la composition mentionnait du haddock et s’en est mordu les doigts en nous voyant déguster notre églefin en robe croustillante, à la chair blanche délicate et nullement fumée, servi avec les frites et mushy peas (purée de pois cassés) de rigueur…
Le rocou, un pigment végétal naturel
Sur les étals de poissonnerie, c’est à sa couleur spécifique jaune orangé que l’on reconnaît habituellement le haddock. Une teinte obtenue par l’utilisation d’un pigment végétal naturel, le rocou, extrait d’un arbre tropical (le rocouyer). Inodore et sans saveur, ce colorant aurait été introduit par les Anglais pour rendre l’églefin fumé plus attrayant. Car « à la différence des poissons gras comme le maquereau ou le hareng, qui prennent une teinte caramel après la fumaison, la chair maigre de l’églefin ne dore pas, elle devient légèrement paille ou sable clair, ce qui n’était pas jugé très appétissant », explique Hervé Diers, président des établissements JC David.
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Cette maison de Boulogne-sur-Mer, qui perpétue des méthodes de salaison et fumaison à l’ancienne, assure plus de la moitié de la production annuelle de haddock en France (350 tonnes à elle seule). Tous les églefins, originaires d’Islande et certifiés pêche durable (MSC), sont salés, colorés, puis font l’objet d’un fumage lent dans des fours à bois alimentés en chêne… Petite nouveauté : depuis novembre 2017, une part de la production échappe à l’étape coloration : « La demande est d’abord venue de chefs que nous fournissons, comme Pierre Gagnaire ou Thierry Breton, indique M. Diers. Mais cette quête de produits bruts et naturels étant de plus en plus partagée par les consommateurs, nous l’avons développée, pour éviter le recours systématique à un colorant certes végétal, mais venu d’Amazonie… » Ce nouveau haddock blanc est désormais disponible dans les magasins Grand Frais et chez quelques poissonniers.
Une chair parfumée
Qu’elle soit pâle ou colorée, la chair d’un haddock de qualité offre une dégustation remarquable. Moelleuse, maigre et parfumée, elle s’accommode sans grand risque à la cuisson : il ne s’agit pas tant de la cuire (salaison et fumaison l’ont déjà transformée) que de la dessaler, la réhydrater et la réchauffer. Pour cela, un simple pochage de huit à dix minutes suffit, dans un mélange d’eau et de lait à parts égales, en se gardant bien d’ajouter du sel mais en l’aromatisant, au choix, avec un bouquet garni, de la sauge, du romarin, une étoile de badiane…
La pomme de terre (à la vapeur, en purée…) est sa meilleure compagne. La verdure (épinard, blette, chou, poireau, mâche) l’accueille volontiers. Plusieurs recettes, comme le kedgeree anglo-indien au curry, le marient à l’œuf (dur, mollet, poché…). Une fois égouttée et débarrassée de la peau et des arêtes résiduelles, sa chair se découpe ou s’émiette sans peine pour garnir une salade (de lentilles, de quinoa, avec pomme verte, oignon rouge ou échalote, avocat, suprêmes d’orange) ou rejoindre un parmentier (avec câpres et citron confit), une brandade ou une choucroute de la mer. Si par bonheur il y a des restes, amusez-vous à transformer ce haddock en beignets, façon acras, ou en boulettes à la norvégienne. Tonnerre de Brest, quel régal !