Ce que Jacques Derrida pensait du « délit d’hospitalité » en 1996
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Ce que Jacques Derrida pensait du « délit d’hospitalité » en 1996

Il y a vingt-deux ans, le philosophe s’exprimait sur la loi permettant de poursuivre, voire d’emprisonner, ceux qui hébergent et aident des étrangers en situation jugée illégale.

Le Monde |

Le philosophe français Jacques Derrida,en janvier 2001.

Objet de son séminaire pendant les années 1995-1997, l’hospitalité est l’un des grands thèmes de recherche de Jacques Derrida (1930-2004), emblématique de son œuvre. Le 21 décembre 1996, alors que le Théâtre des Amandiers de Nanterre accueillait une soirée de solidarité avec les sans-papiers, le philosophe improvisait l’intervention ci-dessous, qu’il accepta, ensuite, de transcrire pour la revue du Groupe d’information et de soutien des immigrés, Plein droit (n° 34) sous le titre : « Quand j’ai entendu l’expression “délit d’hospitalité”… »

Par Jacques Derrida

L’an dernier [en 1995], je me rappelle un mauvais jour : j’avais eu comme le souffle coupé, un haut-le-cœur envérité, quand j’ai entendu pour la première fois, la comprenant à peine, l’expression ­ « délit d’hospitalité ». En fait, je ne suis pas sûr de l’avoir entendue, car je me demande si quelqu’un a jamais pu la prononcer et la prendre dans sa bouche, cette expression venimeuse, non, je ne l’ai pas entendue, et je peux à peine la répéter, je l’ai lue sans voix, dans un texte officiel.

Que devient un pays, que devient une culture, que devient une langue quand on peut y parler de « délit d’hospitalité », quand l’hospitalité peut devenir, aux yeux de la loi et de ses représentants, un crime ?

Il s’agissait d’une loi permettant de poursuivre, voire d’emprisonner, ceux qui hébergent et aident des étrangers en situation jugée illégale. Ce « délit d’hospitalité » (je me demande encore qui a pu oser associer ces mots) est passible d’emprisonnement. Que devient un pays, on se le demande, que devient une culture, que devient une langue quand on peut y parler de « délit d’hospitalité », quand l’hospitalité peut devenir, aux yeux de la loi et de ses représentants, un crime ?

(…) Les frontières ne sont plus des lieux de passage, ce sont des lieux d’interdiction, des seuils qu’on regrette d’avoir ouverts, des limites vers lesquelles...