De la villa, il ne reste rien. Rien qu’une parcelle de terre brune étouffée par les immeubles autour, dans ce quartier au cœur d’Alexandrie. La belle demeure méditerranéenne de la fin du XIXe siècle, avec ses colonnades et sa tourelle d’angle octogonale, était en ruine depuis longtemps. Elle a été rasée en septembre dernier et c’était une étrange manière de célébrer un anniversaire : il y a soixante ans, en 1957, Lawrence Durrell publiait Justine, le premier volet de son monumental Quatuor d’Alexandrie.
C’est dans cette maison, où les Ambron, riches mécènes, l’avaient accueilli durant la seconde guerre mondiale, qu’il avait commencé à imaginer son chef-d’œuvre. Il y vécut avec Eve Cohen qui inspira Justine, y rencontra l’artiste peintre Cléa Badaro qui donna son prénom au dernier roman du Quatuor, y fréquenta ceux qui alimenteraient ce qu’il appelait son « Livre des morts » dans les lettres écrites à son ami Henry Miller sur du papier à en-tête du British Information Office.
L’une des plus importantes fictions du XXe siècle est donc née ici, installant durablement le mythe moderne d’Alexandrie en cité méditerranéenne et commerçante, cosmopolite et poétique, mélancolique et érotique (« Cinq races, cinq langues, une douzaine de religions ; cinq flottes croisant dans les eaux grasses de son port. Mais il y a plus de cinq sexes… »).
Celle que d’innombrables exilés ont pleurée dans leurs livres de souvenirs après que Nasser eut nationalisé l’économie puis chassé les étrangers et les juifs suite à la crise du canal de Suez, guerre éclair déclenchée par les Britanniques, les Français et les Israéliens en 1956 ; celle dont des cohortes d’« écrivains voyageurs » ont cherché l’esprit, de vieux cafés Art déco en pâtisseries aux noms français, de Club grec en Hôtel Cecil, ressassant la « décadence » de la cité devenue égyptienne et répétant ce vers de Cavafy, « le vieux...